Semaine du 25 avril au Premier mai 2022

Semaine du 25 avril au Premier mai 2022

Entre le début de l'année et mardi dernier, 2,3 millions de contaminations ont été comptabilisées en Suisse. Entre le début de l'épidémie en février 2020 et le 31 décembre 2021, ce sont 1,3 millions de contaminations avaient été recensées. On mesure avec ces chiffres l'ampleur de l'expérience à laquelle se livrent les autorités politiques et sanitaires en ce moment dans un contexte où les conséquences à long terme de l'infection sont mal connues et où le peu qui est connu (troubles chroniques variés, affections de longue durée, etc.) n'est pas très encourageant.

Pourtant, l'Office fédéral de la santé rend public un rapport d'évaluation mené par des experts soi-disant indépendants de l'administration fédérale, un rapport largement favorable à la façon dont les autorités politiques et sanitaires ont lutté contre la pandémie. Un rapport qui va dans le sens d'une approche libérale, voire libertarienne, de la situation (lire ci-dessous).

Ce n'est pas un hasard de trouver parmi les principaux superviseurs de ce rapport le professeur Andreas Balthasar qui s'illustre depuis maintenant près de 25 ans dans le conseil privé aux autorités politiques et aux administrations fédérales sur les questions de santé publique. Cet homme, à la tête d'un cabinet d'audit privé et titulaire d'une chaire à l'Université de Lucerne, a sans doute eu plus d'influence sur les politiques de santé en Suisse que n'importe quel conseiller fédéral. Les fermetures de lits hospitaliers, la dégradation des conditions de travail du personnel médical, le report des coûts vers les patient.exs sont le fruit de son idéologie délétère et antisociale (nous reviendrons en détail sur son parcours dans les semaines à venir).

Andreas Balthasar est une des incarnations du phénomène que pointe Jacques Rancière dans l'extrait que nous publions cette semaine: «l’autorité de la sciences économique avait programmé l’incapacité de la science médicale à répondre à des menaces de grande envergure sur la santé des individus».

Puisque ce bulletin paraît le Premier mai, nous voudrions qu'il soit, cette semaine plus que les autres, un amical salut à toutes les travailleuses et travailleurs qui contribuent à rendre ce monde vivable en nous soignant, en nous nourrissant, en construisant nos maisons, etc., malgré les managers et les évaluateurs.

Un rapport d'évaluation néolibéral #1: les recommandations

Sous le titre «Évaluation de la gestion de la crise COVID-19 jusqu’à l’été 2021», un consortium d'auteurs publiait cette semaine un rapport évaluant les décisions des autorités sanitaires et politiques pendant la première année et demi de pandémie. Ce rapport est issu d'un mandat confié par l'Office fédéral de la santé dès octobre 2020 à différentes instances.

Le rapport, que l'Office fédéral de la santé n'a pas jugé utile de faire traduire en français peut-être lu ici (en allemand, donc). Nous basons ce premier commentaire sur la lecture de la synthèse en français et nous proposerons sans doute des extraits et commentaires plus larges du rapport lui-même ultérieurement.

La synthèse de ce rapport soi-disant indépendant montre une nette orientation dans le sens des thèses de la Déclaration de Great Barrington, un texte d'octobre 2020 parrainé par le think tank libertarien American Institute for Economic Research (AIER). On peut lire une bonne critique de ce texte ici. Ce texte a sans doute inspiré le premier ministre britannique Boris Johnson dans sa gestion calamiteuse de la pandémie. Il semble également avoir eu quelque échos en Suisse.

La synthèse du rapport propose ainsi cinq recommandations:

  • «nous recommandons à l’OFSP et à la Confédération d’assurer une meilleure préparation organisationnelle en vue d’une future crise.»
  • «nous recommandons à la Confédération et aux cantons de réglementer de manière plus contraignante l’approvisionnement en soins en cas de pandémie et de l’inscrire dans une planification globale.»
  • «nous recommandons à l’OFSP de faire avancer la numérisation et la gestion des données dans le domaine de la santé d’entente avec les cantons et les autres acteurs de la santé.»
  • «nous recommandons à l’OFSP, à la Confédération et aux cantons de prendre des dispositions permettant d’impliquer systématiquement les acteurs importants dans la préparation de décisions et la mise en œuvre de mesures, même en cas de pandémie.»
  • «nous recommandons à l’OFSP de considérer et de gérer la santé comme un enjeu global, que ce soit dans sa planification ou sa mise en œuvre, même en temps de pandémie.»

Le langage adopté, propre aux cabinets d'audits, vise à empêcher une compréhension claire des recommandations. Sur la base du bref commentaire qui les accompagne, nous en proposons ici une sorte de traduction.

Les deux premières recommandations sont des demandes de centralisation plus forte: il s'agit de retirer du pouvoir aux cantons pour en donner à la Confédération. La troisième recommandation est l'habituelle invocation des technologies numériques supposées résoudre tous les problèmes.

Les recommandations quatre et cinq sont plus intéressantes. Les formulations sont très vagues et générales: «impliquer les acteurs importants» et «considérer et gérer la santé comme un enjeu global». Qui pourrait s'oppose à de tels principes? Les «acteurs importants» n'ont-ils pas été impliqués dans la gestion de la pandémie? Que signifie dans ce cas «enjeu global»: les auteurs pensent-ils, par exemple, à une stratégie de vaccination à l'échelle mondiale? Pas du tout. Ces formulations vagues dissimulent le coeur de l'analyse proposée dans cette synthèse, à savoir que les autorités politiques et sanitaires auraient cédé aux injonction des seuls milieux médicaux faisant pencher la balance du côté de la lutte contre la pandémie au lieu de maintenir un équilibre entre mesures de lutte et libertés publiques.

L'argumentation utilisée montre l'influence de la Déclaration de Great Barrington chez les auteurs de la synthèse. Le texte libertarien relève que «Current lockdown policies are producing devastating effects on short and long-term public health.» La synthèse du rapport argumente dans le même sens en se basant sur une définition très générale de la santé par l'OMS qui associe bien-être physique, mental et social: sur cette base, les mesures de lutte contre la pandémie auraient constitué une atteinte à la santé en réduisant les rapports sociaux.

La Déclaration de Great Barrington donne une importance considérable aux fermetures d'écoles: « [...] younger members of society carrying the heaviest burden. Keeping students out of school is a grave injustice.» Dans des termes pratiquement identiques, les auteurs de la synthèse soulignent: «Les fermetures d’école lors du premier confinement du printemps 2020 ont elles aussi porté atteinte aux droits fondamentaux, avec de possibles conséquences radicales sur le parcours éducatif de nombreux enfants et adolescents.»

Les auteurs de la synthèse poursuivent: «Les libertés étaient limitées, les contacts sociaux, l’activité physique et le sport absents. La situation économique était incertaine pour nombre de personnes, alors que travail et cours se sont déroulés à la maison. Cette situation a constitué une épreuve psychologique pour beaucoup.»

Cette citation est très intéressante en ceci qu'elle emploie deux artifices rhétoriques typiques des pires idéologues néolibéraux. Premier artifice rhétorique, une prise de distance totale par rapport aux faits que chacun a pu constater: personne n'a en effet jamais été empêché de faire du sport ou de pratiquer une activité physique, l'espace extérieure s'est même trop brièvement trouvé libéré de la circulation automobile. Les contacts sociaux ont été brièvement réduits, mais jamais empêchés. Deuxième artifice, la confusion des causes: c'est bel et bien la pandémie, les morts et les maladies chroniques qu'elle a causé qui ont constitué «une épreuve psychologique».

Une des recommandation plus spécifique qui découle de ces deux recommandations générale est formulée comme suit: «L’OFSP doit axer la planification de la lutte et de la gestion des pandémies, en suivant le modèle stratégique des maladies non transmissibles, sur la définition de la santé formulée par l’OMS (état de bien-être physique, mental et social).» On croit d'abord à une erreur de traduction, mais non, le texte allemand parle également de suivre le modèle des «nicht-übertragbaren Krankheiten». Ainsi, des experts, dont on ignore ce qu'a bien pu coûter leur intervention, propose de lutter contre des virus aéroportés «en suivant le modèle des maladies non transmissibles.»

Nous reviendrons dans les prochaines semaines sur ce rapport, ses auteurs et leurs méthodes.

Suite de Jacques Rancière : «l’autorité de la sciences économique avait programmé l’incapacité de la science médicale à répondre à des menaces de grande envergure sur la santé des individus»

Les premières parties de la transcription de la conférence de Jacques Rancière Pandémie et (in)égalité qui a eu lieu le 4 avril dernier à Paris se trouve ici et ici. Voici la suite de la transcription :

« C'est ce rapport entre la normalité d’un mécanisme et sa radicalisation exceptionnelle qu'il s'agit de penser. Et au cœur de ce rapport, le rôle joué par l’autorité de la science. Le très spécifique de la situation, c'est que l'autorité de la science s’est appuyée ici sur l'autorité la plus radicale s’exerçant sur la vie des humains à savoir la mort. La mort, non pas métaphorique, mais réelle. Non pas la mort qu’on annonce comme conséquence vraisemblable d'un certain enchaînement de causes et d'effets, mais la mort rencontrée brutalement sans avoir été prévue.

Jusque-là, la logique consensuelle prenait appui sur la science économique considérée comme la science des moyens matériels d’assurer la vie des sociétés. Mais précisément, cette science est clairement une science économique déterminée, dont la validité était contestable en théorie et contestée en pratique. La nécessité d’une fermeture d’usine, d'une réduction des droits des travailleurs, d'une diminution des avantages sociaux, elle pouvait toujours être récusée, renvoyée à son statut de simple choix au service d'intérêts particuliers, au service des intérêts du plus grand nombre. Et cette récusation théorique pouvait être mise en acte par les collectivités concernées. Ce qui fait que l’autorité de la science en dernière instance se ramenait à la capacité des puissances financières et étatiques d’imposer leur décisions contre celles et ceux qu’elles visaient.

En revanche, la mort ne se conteste pas. Et les malades ne font pas communauté. Quant à la médecine, elle n’est contesté que marginalement dans son rôle de science protégeant les corps humains des causes de mortalité. Donc le fait majeur qui modifie et intensifie la logique inégalitaire de l'ordre sécuritaire consensuel, c’est l’intervention au service de la double autorité gouvernemental et scientifique du maître absolu - dont parle Hegel - le maître seul susceptible de fonder l'autorité absolue de la science, à savoir la mort. C’est à ce point que s’est proposé une interprétation dominante de l’exception pandémique. Celle qui met en jeu deux notions essentielles: interprétation de l'autorité de la science, le biopouvoir, et l'interprétation de son mode d’exercice comme forme de gouvernement, l’état d’exception.

Un bref d'examen de ces deux notions, biopouvoir et état d'exception, s'impose dans une réflexion sur leur rôle dans la situation pandémique. Cet examen, à mon avis, doit commence par deux remarques. Le couple biopouvoir - état d’exception relève de la même logique que le couple sécurité - consensus. Je veux dire que, comme lui, il est constitué de deux notions qui ont la particularité d'être totalement indifférentiantes, totalement indifférentes à la singularité des événements auxquels il s'applique. Dans l’emploi généralisé qu'on en fait aujourd'hui, le terme de biopouvoir a totalement oublié la spécifique du concept de biopolitique que Michel Foucault avait, un jour, dans son séminaire, proposé à titre d'hypothèse. Tout pouvoir s’exerçant sur la vie des humains est maintenant devenu susceptible d’être qualifié de biopouvoir. Et comme tout exercice du pouvoir concerne d'une manière ou d'une autre la vie des humains, les deux notions finissent par être de simples synonymes. Et dire que nos gouvernements ont mis en œuvre les pratiques du biopouvoir revient simplement à dire qu’ils ont mis en oeuvre les pratiques du pouvoir.

Je crois qu'il en va de même pour l'état d'exception. Ceux qui ont vu dans le confinement l'imposition de l'état d'exception n'avaient eux-même cessé depuis des années de nous expliquer que cet état d'exception était l'essence du pouvoir moderne et que nous vivons tous sous son régime.

Sous ce double aspect, l'événement pandémique, sensé être le révélateur privilégié d'une forme spécifique de pouvoir est en réalité dépourvu de toute singularité. C'est pourquoi, un des tenants de ce point de vue, après avoir d'abord nié la réalité de la pandémie a pu ensuite déclarer qu'il était indifférent de savoir si elle était ou non réelle, puisque son statut était celui d'un simple prétexte pour instaurer un état d'exception.

L'indifférence à la réalité de l'événement fait alors corps avec l’absence totale de spécificité des notions utilisées pour rendre compte de son traitement et notamment du role de la science médicale. On sait que Giorgio Agamben n’a pas hésité à ramener celle-ci à une pure religion de la santé. Religion de la santé qui aurait, en quelque sorte, succédé à celle du Christ rédempteur.

Il me semble pourtant que toute intelligence de la situation pandémique et donc de ses effets d'inégalité doivent avoir pour fondement la prise en compte de la réalité de l'événement et des effets de cette réalité sur la forme même d'exercice du pouvoir de la science.

Partir de la réalité de l'événement, c'est partir de sa contingence, c'est partir de son caractère imprévu. Pour que le traitement de la situation pandémique fut une application du paradigme du biopouvoir, il aurait fallu qu'il fut la conséquence de stratégie de pouvoir longuement planifié, de formes d'attention spécifique à la santé des corps et aux facteurs qu'ils la menancent. Or les conditions d'excercice de l'autorité médicale dans la conjoncture pandémique ont été tout le contraire. Non seulement cette conjecture a pris au dépourvu les gouvernements qui avaient aucunement anticipé, mais aussi est intervenue dans un contexte où la gestion de la santé par nos gouvernements avait été guidée moins par les données de la science médicale que par celles de la science économique officielle. Or ce que cette science économique avait planifé bien sûr c'était la restriction des crédits affectés à la santé et donc de la capacité d'accueil dans des hopitaux.

En bref, on peut dire que l’autorité de la sciences économique avait programmé l’incapacité de la science médicale à répondre à des menaces de grande envergure sur la santé des individus. C'est dans ce cadre que l'autorité de la science médicale s'est exercée, notamment dans notre pays et dans beaucoup de pays d'Europe. Elle s'est exercée sur un phénomène non prévu et dans des conditions d'impréparation gouvernementale. C'est pourquoi l’exercice du pouvoir de la science a été fondé moins sur l'application de ses connaissances que sur l'autorité administrative de la médecine et l’autorité idéologique de la science.

La mesure essentielle proposée par l'autorité scientifique nommée par le gouvernement, celle du confinement, a été essentiellement motivée non par le pouvoir de la médecine mais, on pourrait dire, par son im-pouvoir tel qu'il résultait en partie des négligences du pouvoir et en partie de ses choix délibérés. Les chiffres sur lesquels se sont basés les experts pour demander le confinement étaient tout simplement les chiffres de la capacité d’accueil des hôpitaux, laquelle avait été réduite précisément par les choix budgétaire du pouvoir. Le confinement, la grande mesure de la gestion de la pandémie, s'est imposée non comme mise en œuvre d'une volonté d'enfermement, mais par manque de toute autre forme de prévention, du fait de l'absence de masques, tests ou vaccins.»