Semaine du 18 au 24 avril 2022

«Pas d'écoute pour les patients à risque» titre la Woz de cette semaine. Mais - sans minimiser les risques effectifs encourus par des personnes atteintes dans leur santé - cette catégorie de «patients à risque», envisagée de façon très étroite, n'est-elle pas contestable? Dominique Costagliola, dans un entretien à L'Express dont nous donnons de large extraits, rappelle les incertitudes qui demeurent autour du Covid-long et des atteintes chroniques. Un papier du Washington post souligne la multiplicité des risques sociaux et la forte différenciation sociale qui subsiste dans la façon dont la pandémie a été perçue et vécue.

Nous continuons par ailleurs à publier des extraits transcrits de la conférence donnée par Jacques Rancière en début de mois. Dans l'extrait publié cette semaine, Rancière souligne que la science qu'ont bien voulu écouter les autorités politiques c'est la science économique et que cette science, dès avant la pandémie, avait imposé un modèle social bien particulier: «la destruction des grandes unités de production, l'individualisation au maximum des forme de travail par diverses voies, [...] la restriction des droits du travail, des formes de solidarité sociale horizontale et des services publiques. Ce que l'autorité de la science alimente ainsi c'est le remplacement d’un tissus social solidaire par une multitude d’individus isolés en face de de la puissance financière mondiale.»

  • Statistiques de la mortalité
  • Statistiques des hospitalisations
  • En Suisse, «pas d'écoute pour les patients à risque»
  • Suite de Jacques Rancière : l’autorité qui dit qu’il n’y a pas de choix
  • Les pandémies du Covid
  • Barrières aux médicaments
  • Entretien avec Dominique Costagliola : «Le masque pourrait servir dans le futur. Mais on a tiré à boulet rouge sur lui.»

Statistiques de la mortalité

Dans les pays disposant d'un appareil statistique moderne et relativement indépendant, la séquence d'une «vague pandémique» est plus ou moins la suivante: pic des cas plus trois semaines = pic des décès. On peut observer le phénomène en France actuellement où, alors que le nombre de cas est sur le versant descendant, le nombre de décès augmente pour atteindre un pic sans doute d'ici une semaine. Idem aux Etats-Unis où le pic des décès liés à la vague du début 2022 a été atteint environ trois semaine après le pic des cas recensés.

En Suisse, on n'observe pas un tel phénomène et l'on pourrait en déduire que le ratio cas/décès est différent de celui des autres pays produisant une courbe des décès sans véritable pic. Il faut se rappeler qu'en début d'année, on découvrait avec surprise que le nombre de décès comptés lors de la première vague était significativement sous estimé. Il y a donc de bonne chances que l'exception helvétique s'explique plutôt par l'incurie de l'administration fédérale que par une différence dans la prise en charge ou le traitement des malades.

Statistiques des hospitalisations

Nous le notions déjà il y a quelques semaines, la statistique des hospitalisations tenue par l'Hôpital cantonal à Genève présente une curiosité relative aux patientexs en suivi Covid. Si lors de la vague de l'automne 2021 on observait au pic de la vague 2,3 fois plus de patientexs positifvexs que de patientexs en suivi post-covid (69/30), au pic de la vague Omicron, le nombre de patientexs positifvexs était pratiquement égal à celui des patientexs en suivi (269/248). Au creux de la vague de l'automne 2021, on observait 2 fois plus de patientexs en suivi que de patientexs positifvexs (22/47). En mars de cette année, les patientexs positifvexs sont 60 et les patientexs en suivi sont 353, soit un rapport de 1 à 5 environ.

Ces chiffres suggèrent que le nombre de patientexs en suivi augmente au cours du temps de façon relativement découplée de l'évolution des contaminations. Cela s'explique peut-être par le fait que les patientexs en suivi restent hospitalisés plus longtemps.

Il est bien dommage que l'Hôpital cantonal (qui est aussi supposé être un lieu de recherche scientifique) ne propose pas d'interprétation des chiffres qu'il rend publics.

En Suisse, «pas d'écoute pour les patients à risque»

C'est le titre d'un article paru dans la WOZ de cette semaine dont nous proposons la traduction ici. L'article rappelle à juste titre que le Conseil fédéral n'a pas déclaré la fin de la pandémie: il a levé les mesures de lutte contre celle-ci tout en signalant que «le coronavirus ne va très probablement pas disparaître, mais devenir endémique. Il faut s'attendre à ce que des vagues saisonnières de la maladie se produisent également à l'avenir». Pour les personnes atteintes dans leur santé et pour lesquelles une infection au Covid-19 représente un risque accru, cette situation est intenable. L'article souligne bien que des mesures simples pourraient être mises en oeuvre comme la mise en place de secteurs avec masque dans les trains (il n'y a pas si longtemps, il y avait des wagons fumeurs).

Il faut cependant souligner que l'article accrédite l'idée que le risque vaut essentiellement pour des catégories de personnes bien déterminées. Or, comme nous le montrons ici semaine après semaine, l'incertitude est grande sur les risques effectifs que l'infection au Covid fait courir à la population générale. On ne parle certes pas de risque mortel - comme dans le cas des personnes immunodéprimées - mais de séquelles à long terme qui ne semblent tout de même pas très désirables.

Suite de Jacques Rancière : l’autorité qui dit qu’il n’y a pas de choix

La première partie de la transcription de la conférence de Jacques Rancière Pandémie et (in)égalité qui a eu lieu le 4 avril dernier à Paris se trouve ici. Voici la suite de la transcription :

«Ce monopole sur le traitement des situations s’exerce à travers deux notions structurantes. Celles d’insécurité et celle de consensus. Insécurité est la catégorie dans laquelle tombe toute situation en accès sur l’ordre normal des choses. Crise financière, contestation sociale, attaque terroriste, catastrophe sanitaire ou climatique, etc.

C’est donc une notion qui indifférencie tous ces phénomènes, qui rend équivalentes les menaces qui pèsent sur les populations et celles que ces mêmes populations font peser sur le pouvoir d'état. Elle fait des unes et des autres l’objet d’une même préoccupation spécifique qui ne peut être prise en main que par ceux qui exercent le pouvoir d'état et par les experts dont le savoir guide leur décision. Cette prise de décision fait intervenir la deuxième notion structurante, celle de consensus. Le consensus ne signifie pas l’accord qui résulte d’une discussion. Il signifie l'accord sur le fait qu’il n’y a rien à discuter parce que l’objectivité des faits ne laisse la place qu'à une seule analyse et une seule décision, la seule décision qui est dictée par la nécessité telle qu'elle est reconnue par la science.

La logique définie par ces deux notions - insécurité et consensus - est ainsi doublement inégalitaire, doublement négatrice de la capacité de tous. Elle structure une communauté définie par le privilège d’une infinie minorité, se considérant comme seule capable de penser et d'agir, donc privilège sur une immense majorité réduite au rang de population éventuellement menaçante mais en tout cas toujours menacée. Et disons elle justifie ce pouvoir par l’autorité de la science. Or la science dans nos sociétés est trois chose en même temps, trois choses inextricablement liées.

Premièrement, c'est un ensemble de connaissances vérifiés portant sur des domaines spécifiques. Deuxièmement, c'est une institution au sein de laquelle ces connaissance sont produites et exercées. Une institution intégrée à la hiérarchie sociale et exerçant en tant que telle une autorité non pas seulement sur ces objets propres mais sur la vie sociale en générale et sur les décisions étatiques qui la régentent. Et troisièmement, la science est l’idéologie de la science. Pas l'idéologie comme l'autre de la science à la manière d'Athusser. Mais l'idéologie de la science. L'idéologie qui légitime son autorité sociale et qui légitime l'autorité étatique qui s’en réclame. L’idéologie de la science ainsi conçue attribue à la science en général un savoir général qui vient en sus des connaissances produites par telle ou telle science particulière. Ce savoir général c'est le savoir de la nécessité. La possibilité de formuler ce qui est nécessaire. Un savoir donc propre à s’appliquer à toute situation et à édicter la réponse consensuelle comme seule réponse possible. Donc l'autorité idéologique de la science de ce point de vue est fondamentalement l’autorité de l’idée de nécessitée, c'est-à-dire l’autorité qui dit qu’il n’y a pas de choix .

C'est cette autorité qui fonctionne normalement on peut dire - dans l’articulation ordinaire entre pouvoir et science, qui règlement normalement l'ordre consensuel. L’articulation du pouvoir étatique avec la science économique, c'est-à-dire bien sûr avec une certaine science économique, celle qui impose comme nécessité scientifique objective la loi d’un système économique bien défini, la loi du capitalisme absolutisé et mondialisé.

L’objectif principal de ce système pour ce qui concerne nos pays : isolement des individus, la destructive de leur capacité collective d'agir et de mettre en œuvre une intelligence appartenant à n'importe qui. C'est la destruction des grandes unités de production, l'individualisation au maximum des forme de travail par diverses voies, c'est la restriction des droits du travail, des formes de solidarité sociale horizontale et des services publiques. Ce que l'autorité de la science alimente ainsi c'est le remplacement d’un tissus social solidaire par une multitude d’individus isolés en face de de la puissance financière mondiale. Nos états y contribuent par la destruction des formes de protection des droits du travail et des système de solidarité sociale et par les restrictions de plus en plus grande de la liberté de se rassembler pour manifester. Ainsi l’isolement des individus en face de la puissance financière se double de leur isolement en face de la puissance étatique.

C’est dans ce contexte que l’épidémie est survenue. Cela veut dire qu'elle a été traitée selon la logique du paradigme sécuritaire et consensuel, c'est-à-dire par le déni de toute capacité de la multitude, par la dispersion radicale des individus et la concentration de tout pouvoir de décisions sur la vie collective dans les mains du seul pouvoir d’état inspiré par les avis de la science.

D’un coté ce traitement est homogène avec le fonctionnement du paradigme sécuritaire consensuel qui gouverne nos sociétés. De l’autre, il en excède manifestement l’exercice habituel et il en accroît d'autant la puissance.»

Les pandémies du Covid

Dans un article du journal états-unien The Washington Post, une journalise raconte comment les personnes «vivent plusieurs pandémies, différentes en fonction de leur travail, de leur santé, de leur statut socio-économique, de leur logement et de leur accès aux soins médicaux». Elle détaille ensuite, d'un coté, pour celles «en bonne santé, qui disposent d'un logement sûr, de soins médicaux et de congés payés, la pandémie est devenue largement gérable au cours de sa troisième année. Grâce aux vaccins et aux rappels, le risque d'hospitalisation ou de décès est faible et elles peuvent probablement trouver des antiviraux très efficaces s'elles tombent malades.» D'un autre côté, «pour des millions d'Américainexs, la pandémie reste une menace omniprésente pour leur vie et leurs moyens de subsistance. Iels sont immunodépriméexs ou exposéexs à un risque accru de maladie grave, incapables de prendre des congés payés ou de travailler à domicile, et iels ont du mal à joindre les deux bouts. Et si les vaccinations sont gratuites et accessibles, d'autres outils - notamment les tests rapides, les masques N95 et les antiviraux - peuvent être hors de portée en raison de leur coût ou de leur accessibilité.»

Mercedes Carnethon, professeure en médecine préventive à l'Université de Northwestern à Chicago partage cette idée qu'il n'y a pas une pandémie. Elle résume la situation ainsi :

«C'est l'histoire de deux pandémies depuis le début. Pour certaines personnes, la pandémie n'a été qu'un inconvénient, tandis que pour d'autres, elle a entraîné des préoccupations et des pertes considérables (...) cela reste dévastateur et change la vie».

Laura Forman, cheffe du service des urgences de l'hôpital Kent de Rhode Island, décrit comment elle a observé les disparités de la pandémie se manifester de manière souvent dévastatrice: des personnes qui craignent un test positif parce que cela signifie manquer de travail et de revenus ou des personnes sans-abri ayant testé positives qui sont renvoyées chez elles parce qu'il y a trop peu de lits aux urgences et qui quittent l'hôpital sans ressources pour gérer leur infection. Elle conclut :

«Il est difficile de trouver un moyen de protéger les personnes dans une société qui ne leur offre pas cette protection. Les gens pensent que nous sommes touxtes protégéexs de la même manière, mais ce n'est pas le cas.»

Si l'arrivée de médicaments efficaces contre le Covid permet aux gouvernements de croire et faire croire que le virus est plus facile à gérer, faut-il encore pouvoir y avoir accès. La journaliste souligne que pour ce faire, «il faut pouvoir compter sur des soins médicaux fiables, savoir comment naviguer dans le système de santé et être conscient que ces médicaments sont disponibles. Les autorités affirment que les États-Unis disposent de stocks suffisants de l'antiviral Paxlovid. Mais cela ne garantit pas l'accès.» (notre traduction).

On apprend encore dans cet article qu'à Philadelphie où les autorités ont osé rétablir l'obligation de porter un masque dans les espaces publics, elles ont justifié cette décision par une augmentation des cas associée à un héritage de disparités en matière de santé qui laisse présager des conséquences plus graves pour les communautés racisées.

Barrières aux médicaments

Dans une chronique du New York Times intitulée «Les médicaments Covid sauvent des vies, mais les Etats-Uniennexs ne peuvent pas les obtenir», Zeynep Tufekci sociologue des technologies de l'information et de la communication et professeure à l'université de Caroline du Nord à Chapel Hill décrit les défaillances du système de santé et en particulier les obstacles à l'accès aux médicaments aux États-Unis. Tout en ne remplaçant pas les vaccins, souligne-t-elle, ces médicaments contre le Covid apportent une protection supplémentaire cruciale pour les personnes vulnérables. Le Paxlovid, un traitement antiviral, est ainsi très efficace pour réduire les hospitalisations et les décès chez les patientexs à haut risque. Cependant, il y a une contrainte, il doit être commencé tôt. Et pour les personnes âgées ou immunodéprimées plus que pour toutes les autres.

Zeynep Tufekci rapporte que les États-Unis ont accumulé beaucoup de ces produits thérapeutiques, plus que tout autre pays comme ils l'avaient fait pour les vaccins. Il y a deux mois, le président Biden a annoncé son initiative «tester pour traiter» dont l'objectif est de rendre disponible ces médicaments dans les pharmacies lorsqu'une personne est testée positive pour le Covid. Pourtant ceux-ci sont difficiles à obtenir pour de nombreuses personnes qui par conséquent risquent davantage des décès évitables et des maladies graves.

La sociologue livre trois causes principales. La première : «un système de soins de santé dysfonctionnel, qui coûte plus cher et délivre souvent moins que celui de tout autre pays développé». En regardant la carte nationale des pharmacies participant à l'initiative «tester pour traiter», elle note que de grandes parties du pays n'en ont aucune et conclut que même dans les zones où le traitement est censé être disponible, il peut être difficile de l'obtenir.

Deuxième cause: «Comme aucun financement supplémentaire n'a été approuvé par le Congrès, les fonds utilisés pour le remboursement des tests de dépistage du coronavirus ont commencé à être épuisés, de sorte que les personnes sans assurance ou dont l'assurance ne couvre pas ces cliniques doivent payer de leur poche le rendez-vous médical.»

Troisième cause : de nombreux médecins ne connaissent pas ces thérapies ou ne savent pas comment leurs patientexs peuvent y prétendre ce qui souligne l'insuffisance ou l'inéficacité de campagnes de sensibilisation et d'éducation des prestataires de soins de santé. Elle écrit que «cette sensibilisation des médecins est souvent, malheureusement, laissée aux entreprises pharmaceutiques, qui dépensent chaque année des dizaines de milliards de dollars pour commercialiser leurs médicaments auprès des médecins. Cela a conduit à ce que des médicaments fortement promus soient prescrits même lorsqu'il existe des alternatives efficaces et moins chères. Cependant, le Paxlovid a reçu une autorisation d'utilisation d'urgence, ce qui signifie que, légalement, Pfizer ne peut pas encore le commercialiser directement, de sorte que les médecins ne bénéficient même pas de ce type de sensibilisation. Les médecins doivent donc se débrouiller seulexs pour se tenir au courant des nouveaux médicaments et traitements, même en cas de pandémie et même si le médicament peut sauver des vies.»

De plus, elle relève la difficulté à obtenir un rendez-vous le jour même - important pour prendre un traitement précoce- avec son médecin traitant, même pour ceux qui ont une bonne assurance. Quant aux services des urgences, ils sont surchargées et en sous-effectif, mais ils représentent aussi un risque d'infecction de par le nombre de personnes qui s'y rendent et y passent de nombreuses heures.

Il en va de même pour Evusheld, un médicament Covid approuvé en décembre pour les millions de personnes immunodéprimées, comme les patientexs transplantéexs. Elle rapporte «des patients désespérés qui ne peuvent pas trouver le médicament, des médecins qui ne savent même pas qu'il existe et certaines pharmacies qui ont des centaines de doses inutilisées alors que d'autres n'en ont aucune. Des hôpitaux comme la Mayo Clinic ont déclaré à CNN qu'ils ne disposaient que de quelques milliers de boîtes pour les plus de 10'000 patients qui pourraient en bénéficier, tandis que des boîtes ont été livrées à des spas médicaux proposant du Botox ou des extensions de cils (et sont restées inutilisées). Le Detroit Free Press a trouvé des stocks de Paxlovid et d'Evusheld inutilisés parce que les médecins ne les prescrivaient pas.»

La seule initative intéressante rapportée dans l'article revient à la ville de New York qui «a créé une ligne d'assistance téléphonique pour fournir des informations sur le Covid, notamment sur la façon d'obtenir gratuitement le Paxlovid, avec livraison à domicile, et sur la façon dont les personnes sans médecin peuvent en joindre unex rapidement grâce à un rendez-vous de télésanté. Lors des premières vagues, la ligne d'assistance téléphonique a également mis en relation des personnes avec des chambres d'hôtel gratuites si elles avaient besoin de s'isoler loin de chez elles. Elle permettra également aux gens de demander la livraison à domicile de fournitures de base comme des masques et des thermomètres.»

Pour la France, Dominique Costagliola (voir ci-dessous) relève également l'«écart énorme entre le nombre d'anticorps monoclonaux disponibles, et leur utilisation pour des personnes qui ont des maladies auto-immunes ou des cancers. Le problème, c'est que les médecins ne sont pas convaincus et que certains refusent de les prescrire. Nous n'avons pas un système permettant réellement de mettre à disposition ces innovations. De la même façon, l'antiviral Paxlovid n'est disponible en pharmacie que plusieurs jours après la demande. Or, ces traitements sont efficaces seulement cinq jours après le diagnostic. On ne donne pas les moyens de les utiliser pour protéger les personnes à risque.»

Entretien avec Dominique Costagliola : «Le masque pourrait servir dans le futur. Mais on a tiré à boulet rouge sur lui.»

Le journal français l'Express publie un long entretien avec Dominique Costagliola, épidémiologiste et biostatisticienne, dont nous partageons des extraits.

Elle critique la politique sanitaire du gouvernement français et, comme l'épidémiologiste Antoine Flahault, déplore l'absence d'une vraie vision de santé publique qui impliquerait de prendre au sérieux l'aération des bâtiments ainsi que l'usage du masque. Elle revient aussi le storytelling sur «l'endémicité» du Covid qui tente de dépeindre ce virus à l'image d'une simple grippe et souligne que cette narration «qui n'est pas scientifique» a été développée entre autres par le cabinet McKinsey. Clarifiant qu'«on ne peut pas gérer une épidémie comme celle-ci uniquement avec des vaccins», elle s'attaque également à une autre narration critiquée par de nombreuses épidémiologistes et chercheuses en sciences sociales: celle-ci vise à réduire l'action sanitaire contre le Covid à la seule vaccination.

«Aujourd'hui, on assiste à un véritable "storytelling" selon lequel la vaccination, à elle seule, va régler le problème. Nous sommes très loin des notions qui prévalent en santé publique, de réduction des risques, de prévention combinée, etc. On voit bien que d'autres pays, pourtant, parviennent à mener des réformes utiles sur le moyen-long terme. C'est le cas de la Belgique, par exemple, qui vient de lancer un grand plan sur l'aération. Chez nous, personne n'en parle. Il serait pourtant possible de modifier les normes des bâtiments, qui doivent de toute façon évoluer pour prendre en compte la question climatique, pour y ajouter des points sur la qualité de l'air intérieur.»

«Compte tenu des taux de vaccination, on ne verra plus les niveaux d'hospitalisation que nous avons connus en début d'épidémie. Mais même si les vaccins réduisent un peu les risques de contamination, sans doute de l'ordre de 30%, la circulation du virus n'est nullement reflétée par le nombre de cas positifs. Santé publique France assure que la stratégie de dépistage n'a pas changé en France, mais si on regarde le protocole, les exigences de tests sont bien moins fortes que par le passé.

Comme on a transmis à la population le message que le Covid, c'était fini, les gens avec des symptômes ne sont pas poussés à se faire tester en laboratoire. On a aussi réduit les taux de remboursement sur les tests antigéniques pour les pharmacies, qui sont donc moins enclines à en proposer. Tout cela pour dire que l'incidence affichée sous-estime très largement le nombre de cas réels.

Au Royaume-Uni, le Bureau national des statistiques (ONS) effectue des tests réguliers sur un échantillon représentatif de la population, fournissant ainsi le vrai taux d'infection. Dans la période où les Britanniques avaient plus facilement accès aux tests, l'écart entre les chiffres de l'ONS et les cas rapportés était de l'ordre de 3 à 1. Aujourd'hui, on est à 10, car les tests ne sont quasiment plus gratuits au Royaume-Uni. En France, on doit être à 5. Ce qui signifie que beaucoup de personnes continuent à être infectées, dont certaines sont susceptibles de faire des formes graves.

On nous dit qu'Omicron aura moins d'impact en termes de Covid longs, mais en réalité, nous manquons de recul à ce sujet et nous n'avons donc pas de données pour le confirmer. Dans tous les cas, je ne vois pas quel intérêt il y aurait à être contaminé.»

«Cinquième vague, vaguelette, rebond, sixième vague... Ces discussions de vocabulaire n'ont aucun intérêt. Ce qui est certain, c'est que le virus circule à grande échelle et que nous ne mesurons pas son incidence réelle, mais simplement la pratique des tests, qui est entièrement dépendante du comportement des personnes. Dans ces conditions, il est difficile de savoir si nous atteignons réellement un nouveau pic. A défaut d'avoir des données fiables sur un échantillon représentatif, comme le fait l'ONS britannique, on pourrait au moins s'appuyer sur la surveillance des eaux usées, moins précise, mais qui reste un bon indicateur.»

« déjà près de 18'000 morts du Covid depuis le début d'année. Cent personnes meurent en moyenne tous les jours en ce moment. Mais cela ne pose aucun problème à personne. A ce rythme, le nombre de décès à la fin de l'année sera considérable - peut-être encore 40 000 !

Par le passé, on a adopté des mesures en matière de sécurité routière, notamment avec l'obligation du port de la ceinture, alors qu'il y avait moins de décès que cela. Chaque mort évitable est un échec. Il faut bien sûr une balance, en prenant en considération l'ensemble des facteurs. On constate aujourd'hui une désorganisation dans certains secteurs, comme les compagnies aériennes, au Royaume-Uni, du fait des absences pour Covid. Donc, l'absence de mesure peut avoir un effet économique délétère. Aujourd'hui, on ne discute pas des enjeux globaux. Et si une part de ces personnes contaminées développent des pathologies dans le futur, cela nous coûtera plus cher, y compris en termes de capacité de travail.

Pour l'instant, il y a des incertitudes sur les Covid longs, sur les effets neurologiques ou cardiovasculaires à moyen terme de l'infection. Mais on ne peut pas faire comme si cela n'existait pas. On ne voit jamais la logique scientifique des décisions prises par le gouvernement. Au final, elles sont toujours basées sur l'opinion d'une seule personne, le président, alors que les décisions de santé publique devraient être collectives.»

«Le cabinet McKinsey (...) avait même publié un rapport en octobre dernier, Pandemic to endemic, how the world can learn to live with Covid-19, dans lequel le masque est présenté comme une contrainte. En faisant cela, on ne réussira jamais, comme en Asie, à dire aux personnes touchées par une maladie infectieuse respiratoire qu'il est recommandé de mettre un masque pour éviter de contaminer ses voisins. McKinsey n'a aucune compétence en santé publique. Avec un tel message dépeignant le masque comme une contrainte, on tue définitivement un outil de prévention dont on pourrait pourtant avoir à nouveau besoin bientôt. (...)

«Endémique» ne signifie pas que le virus devient inoffensif. Cela veut juste dire que l'on a un peu plus de visibilité sur les périodes de circulation plus intense. Ce terme d'«endémique», c'est vraiment un marché de dupes. On nous dit aussi qu'on n'agit pas autant pour la grippe. Mais on pourrait plutôt essayer d'améliorer des choses pour la grippe, plutôt que se dire que puisqu'on ne fait rien pour la grippe, il faut aussi s'en inspirer pour le Covid.

Ce storytelling de McKinsey n'est basé sur aucune expertise scientifique. La France disposait déjà de structures expertes en épidémiologie, mais on en a inventé d'autres, comme le conseil scientifique ou le conseil d'orientation de la stratégie vaccinale. Et cela ne suffit toujours pas : maintenant, on voit que les gouvernants veulent faut aussi avoir l'avis de personnes qui nous racontent des histoires basées sur rien. (...)

(La lassitude envers les mesures sanitaires) a été favorisée par le discours des autorités. Contrairement aux injonctions de McKinsey, on aurait aussi pu présenter le masque comme étant une façon peu contraignante de gérer une situation épidémique, en plus des vaccins. (...)

Il faudrait au moins qu'une partie du (raisonnement des responsables politiques) soit basée sur des éléments scientifiques et de santé publique, c'est-à-dire sur l'idée d'une solidarité vis-à-vis des personnes les plus fragiles. Le masque pourrait servir dans le futur. Mais on a tiré à boulet rouge sur lui. On voit bien qu'en matière de vaccination, nous payons toujours les erreurs commises avec le vaccin contre l'hépatite B. Encore une fois, on ne s'est que concentré sur l'immédiat, c'est-à-dire quelques jours, quelques semaines, quelques mois, sans aucune réflexion sur le long terme. Parce qu'il y a une élection proche...»